HEPATITE ET PAS TOI ?
HEPATITE ET PAS TOI ? HEPATITE ET PAS TOI ?

LE POULPE

LE POULPE EN BREF

Le Poulpe est un personnage libre, curieux, contemporain, qui aura quarante ans en l'an 2000. C'est quelqu'un qui va fouiller, à son compte, dans les failles et les désordres apparents du quotidien. Quelqu'un qui démarre toujours de ces petits faits divers qui expriment, à tout instant, la maladie de notre monde. Ce n'est ni un vengeur, ni le représentant d'une loi ou d'une morale, c'est un enquêteur un peu plus libertaire que d'habitude, c'est surtout un témoin.

Le Poulpe, c'est un concept créé par Patrick RAYNAL (auteur, Directeur de la Série Noire, Directeur de la Collection Noire chez Gallimard, auteur du "Poulpe") et Jean-Bernard POUY (écrivain, co-auteur du "Poulpe"). Le concept d'un personnage, repris et mis en scène par plus d'une centaine d'auteurs.

Le Poulpe parait aux éditions "La Baleine".

LES PATATES VIRILES

Epilogue du roman "La Lune dans le caniveau",
une nouvelle du Poulpe par Alain Raybaud, Collection "La Baleine"

La nuit a été dure, le café du matin une absolue nécessité.

Les habitués du Pied de porc de la Sainte Scolasse ont le profil bas des premiers jours d'hiver. Gérard bougonne dans sa barbe quelques éternels mensonges sur le temps qu'il ne fait pas. Léon, le chien pétomane, grogne chaque fois que la porte laisse pénétrer un traiteux courant d'air aussi froid qu'humide. La mauvaise humeur suinte des vitres embuées et, chose rare, des bruits de vaisselle bousculée s'échappent de la cuisine.

Gabriel pénètre dans son antre favori, un bon sourire éclairant sa pâle figure. Même les grommellements tristes de Gérard ne le perturbent pas.

"- Un café bien serré avec de la barbe et pas de dépôts, s'il te plait, et des croissants du jour, pas ceux que tu as gardé au congélo depuis la semaine dernière. Mon pôte n'est pas encore arrivé ?"

Gabriel ramasse les deux canards qui traînent sur le comptoir, le Parisien pour les courses, Libé par paresseuse habitude. L'aigle noir a fini de nous parler d'amour, elle ne reviendra plus et il pleuvra à jamais sur Nantes. Dans le fond du rade quelques vieux envieux osent parler de chanteuse à pédés. Et Gabriel sourit pourtant. Il attend Antoine, ne l'a pas revu depuis des siècles et cela suffit à balayer toute la saloperie du monde. L'Antoine, c'est l'ami des bouts du monde, des fins de nuits, des soifs immenses et des paroles rares, celui que l'on perd, qui se tait pendant des lunes et qui pourtant est toujours là, quand ça compte. Un frère, choisi, pas imposé par une improbable famille.

La porte s'ouvre. Léon pète discrètement pour saluer le nouvel arrivant. Antoine s'approche du comptoir, la mèche de cheveux un peu plus gris couvre toujours spasmodiquement les yeux, le ventre est un peu plus rond, l'élégance d'un foulard dénoué démocratise le costume du représentant. Il s'appuie sur une splendide canne à pommeau d'argent.

"- Salut, Mossieu du Mollusque. Toujours dans la nostalgie ?"

Gabriel le prend avec la maladroite tendresse des hommes seuls dans ses long bras, et l'embrasse.

"- Il y a longtemps, ou c'était hier, peu importe. Comme va, hombre ?"

Dans le complice silence de leurs retrouvailles, il ne peut s'empêcher de noter la pâleur du visage, la fatigue qui transparaît dans l'agitation fébrile des mains d'Antoine. Le même, comme toujours, surgi de nulle part, comme s'il t'avait quitté il y a quelques heures, à la fin d'une nuit à refaire l'aube, à boire toutes les bières du monde, à aimer toutes les femmes qu'ils ne connaîtront jamais, dans la volute âcre d'un dernier cigare. Et pourtant, différent cette fois, comme usé, fatigué, imperceptiblement rétréci.

Les bières ont depuis longtemps remplacé les cafés, les silences s'allongent dans les interstices des mots masqués.

Ils passèrent à table dégustant distraitement les pieds de porc. Marie, qui a un petit faible maternel pour Antoine, est exceptionnellement sortie de sa cuisine pour lui faire un gros câlin.

"- Mais c'est qu'il a une petite mine, le petiot. Cela ne peut pas être les pieds qui passent mal. Alors, il doit faire encore des folies de son corps !"

Antoine sourit, secoue sa mèche, puis ramassant brutalement sa canne, agrippe Gabriel.

"- Viens, discute pas, tu dois m'accompagner."


Dans l'arrière salle d'une boutique pleine d'ordinateurs et de belle jeunesse étudiante, une cinquantaine de personnes, hommes et femmes, s'entassent. Presque tous ont l'âge de Gabriel et d'Antoine. Une femme, belle des cernes qui décorent ses yeux vifs, prend la parole :

"- Le grand secret, il est là. Nous sommes plus de 600.000 touchés en France, et personne ne le sait. Plus de 600.000 fatigués, épuisés, souvent par la maladie ou par le traitement, plus de 600.000 vivant entre la peur des complications et l'espoir ténu des nouvelles thérapies, plus de 600.000 infectés d'un virus, à notre insu la plupart du temps, plus de 600.000 dont 80% à l'état chronique, plus de 600.000 et personne ne le sait, plus de 600.000 et un seul cas indemnisé. Nous sommes les malades les plus secrets de France, les touchés de l'hépatite C. Hépatite et pas toi ?, c'est notre association, la tienne, pour la solidarité et la lutte."

Un grand silence, puis les paroles qui fusent de partout :

"- Brulé au troisième degré, l'hôpital m'a transfusé; 20 ans de fatigue, de privations, et ils ne veulent toujours rien savoir", déclame d'une belle voix lasse et chantante René le Guadeloupéen, venu à Paris pour sa séance annuelle d'interféron."

"- J'habite un petit village du Nord, à plus de 50 kilomètres d'un hôpital, et personne pour m'accompagner quand le corps n'en peut plus", ose à peine murmurer une frêle silhouette féminine, mi-tassée, mi-cachée au fond de la salle."

"- Trois ans déjà de procès, les avocats à payer et les autorités qui ne veulent rien reconnaître, encore plus de certificats, de témoignages, d'attestations à fournir, comme si c'est moi le suspect. Malade, c'est ta faute, sois bien content qu'on te soigne et ferme-là."; une étrange colère anime ce monsieur tellement bien "comme il faut" qu'on dirait un huissier.

"- Moi, un procès j'y pense même pas, j'ai pas l'instruction, j'ai pas le fric, pas la force, je suis tout seul... et j'ai la haine", soupire un jeune, d'une voix étrangement sereine."


Gabriel regarde son ami et comprend. Antoine alors, comme dopé par la seule présence de son frère de choix, se dresse comme un ressort.

"- Y basta, basta de pleurer seul dans notre coin quand se lever demande trop d'efforts. Basta de se battre tout seul contre des pouvoirs sourds. Il est temps de qualifier, dénoncer, combattre. Hépatite et pas toi, c'est pas un club de lamentations, c'est notre arme. Hépatite certes, mais aujourd'hui, les patates sont viriles."

Le brouhaha est à son comble; un jeune informaticien explique qu'il va créer un site internet; une avocate stagiaire qu'elle peut mettre sur place un collectif pour centraliser toutes les plaintes; une vieille dame propose de mobiliser son club de bridge pour accompagner les plus fatigués à leurs soins; un étudiant en journalisme se charge de "mettre les médias devant leurs responsabilités"; un écrivain public du 18ème arrondissement va rédiger une lettre ouverte à Bernard Kouchner; un monsieur replet, que l'on verrait bien décoré dit, vaguement solennel, qu'il faut se mettre sous l'égide de la Science, des Arts, de la Musique et des Lettres. "On est là, on existe, merde... et c'est pas notre faute si on est malade..."

Gabriel dresse soudain son grand corps encombrant, attrape l'ami Antoine par le bras, le tire, le soulève presque et l'amène dehors.

"- J'ai besoin d'air, une boule amère dans la gorge, qu'est-ce que je peux faire, bordel, les pétitions, les lettres, les signatures, c'est aps trop mon truc. Mais quoi, il y a même pas des salauds à abattre."

Et c'est Antoine qui doit le calmer, lui dire le prix d'une écoute, le sens d'une épaule offerte, le rejet qu'on intériorise, la honte sournoise qui vient avec la maladie et le boulot pour vaincre l'épuisement et encore crier au monde.

"- Viens, j'ai une idée. On va voir Pedro".


Dans l'entrepôt violemment éclairé, des machines vrombissent.

"- Hey, Poulpo, qu'est-ce qu'il te faut aujourd'hui ? des papiers, des armes ?"

"- Non, on va changer de machines. Démerde-toi comme tu veux, mais il me faut 1000 crécelles, comme celles des lépreux, des pestiférés du Moyen Age, tu vas voir, il vont nous entendre, on va les réveiller..."

Antoine éclate de son beau rire de jeunesse. Pedro ne comprend pas bien, mais il a l'habitude avec le Poulpe et s'affaire déjà dans le fond de son atelier...


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